Ce jour-là, j’avais joué de malchance. J’étais au mauvais endroit, au mauvais moment comme on dit. Je suis sortie de la boulangerie à l’instant même où deux voyous réglaient leurs comptes. J’ai pris une balle en plein cœur. J’ai à peine eu le temps d’éprouver le regret de n’avoir pas pu goûter à cet appétissant croissant qui sentait bon le beurre frais que je me suis sentie aspirée hors de mon corps. Tout est allé très vite : Je me suis vue allongée au sol tandis que mes assassins se carapataient et que les clients de la boulangerie poussaient des cris horrifiés en se gardant bien de me porter secours (bon, à quoi bon ? me direz-vous, il était déjà trop tard… mais tout de même, eux n’en savaient encore rien !), puis soudain, une cabine d’ascenseur s’est matérialisée derrière moi. Jamais je ne serais montée de moi-même dans un truc aussi louche, si une force invisible ne m’avait propulsée à l’intérieur… Enfin, pour être honnête, la force invisible m’avait collé un coup de pied dans le postérieur et la seconde d’après, je m’étais élevée vers d’autres cieux.
Quelle déception arrivée en haut ! Pas de jardin idyllique, ni de limbes mystérieuses où me perdre pour l’éternité : je me retrouvai dans une longue file d’attente en compagnie d’autres moribonds qui ne pipaient mot, trop abasourdis pour réagir. Tout au bout de la file, je vis celle qui devait recevoir chacun d’entre nous. Avec ses longs cheveux noirs, sa peau diaphane et son look gothique, je devinais que c’était la mort elle-même qui assurait l’accueil. Finalement, elle était plutôt jolie pour une créature redoutée par tant de gens. Comme quoi, tout est question d’image ! Avec un bon service de communication, elle aurait fait un tabac et attiré à elle des millions de fans… Oui, bon, finalement les choses étaient bien telles qu’elles étaient.
Comme je n’avais rien de mieux à faire, j’observais les lieux. Nous étions dans le hall d’une immense bâtisse. De hautes fenêtres laissaient entrer la lumière… Une lumière si vive, que la mort avait installé une ombrelle au-dessus de son (ridicule) fauteuil, afin de protéger sa peau. Elle aimait son petit confort. Le fauteuil semblait moelleux à défaut d’être à mon goût et il était même assorti d’un petit repose-pied. Je me serais presque attendue à voir une table basse avec un cocktail et un bol d’olives, mais il faut croire que la mort ne buvait jamais pendant le service. Une vraie professionnelle sérieuse et intègre !
La file avançait lentement. Les morts qui me précédaient, après consultation de leur dossier, étaient orientés sur divers chemins : paradis, enfer, purgatoire ou réincarnation… Toutes ces directions étaient placardées sur un poteau indicateur avec une autre aussi inattendue qu’incongrue. Sur ce dernier panneau il était écrit « wc ». Je me demandais si nous étions encore soumis aux contraintes humaines telles que manger, dormir… aller aux toilettes. Puis je vis justement la mort faire une pause et prendre cette direction. Ce panneau était donc pour elle !
Il ne restait qu’une poignée d’individus devant moi qui faisaient gentiment le pied de grue et il me vint une idée folle. Et si je tentais de fausser compagnie à tout ce beau monde ? Peut-être qu’il y avait moyen de faire marche arrière ? Au pire, je perdrais ma place dans la queue… Discrètement je m’extirpai de la longue colonne que je remontai en sens inverse. Dans le monde d’en bas, on n’aurait pas manqué de me dénoncer, mais ici, chacun était en proie à ses propres démons. Je ne soulevai pas un murmure. Je ne suis même pas sûre que quelqu’un me remarqua. La cabine d’ascenseur était là. Je me glissai dedans en me faisant aussi petite que possible.
Hélas, à l’intérieur, pas le moindre bouton pour faire redescendre l’engin ! Je commençais à désespérer, lorsqu’il se mit en mouvement de lui-même. Ce fut aussi fulgurant que lorsque j’étais montée. Quand la porte s’ouvrit et qu’un homme monta dedans, je compris que c’était son décès qui avait mis l’ascenseur en route. Je ne perdis pas une seconde et je me glissai à l’extérieur, fière et heureuse d’avoir faussé compagnie à la mort ! Le désenchantement me saisit presque aussitôt. Je constatai d’abord que j’étais loin de chez moi. L’homme était mort dans ce qui me sembla être une petite ville des États-Unis. Puis, je pris conscience d’autre chose : j’étais toujours une trépassée et revenir sur Terre n’y changeait rien.
Depuis, voilà où j’en suis. J’erre dans les rues de ce bled que je ne connais pas et dont je ne comprends même pas la langue… Ils sont bien loin les cours d’anglais du lycée ! J’observe par-dessus l’épaule des gens ce qu’ils font pour tuer le temps. Je passe mes nuits chez les uns ou chez les autres à les regarder dormir. Triste fantôme, je ne suis animée que par un seul espoir : que quelqu’un meure vite dans les parages, afin que je puisse profiter de son ascenseur pour reprendre place dans la file. Cette fois-ci, même si la mort fait une pause pipi, je patienterai sagement !